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Les Jango, Abdelaziz Baraka Sakin
Editions Zulma, 2020
Une traduction de l’arabe assurée par Xavier Luffin
AbdelAziz Baraka Sakin est un auteur pour lequel j’ai une affection certaine. Ils sont quelques uns comme cela pour lesquels, je cours quasiment en librairie pour me procurer leurs nouvelles parutions. Vous produire cette chronique six mois après la sortie de son nouveau roman, vous indique combien l’année 2020 a été pénible pour le lecteur que je suis. Je peine à lire des romans.
Cependant, Baraka Sakin m’a probablement réconcilié avec ce genre. Il faut dire qu’il a un talent considérable. Dans Les Jango, l’écrivain soudanais nous conduit de nouveau dans la marge de la société soudanais. Le contexte est moins brutal que son discours sur la guerre du Darfour dans son précédent roman traduit en français (Le messie du Darfour, Zulma, 2016). Néanmoins, la violence est présente. L’amour aussi. Dans un premier temps, Abdelaziz Baraka Sakin présente des personnages sans qu’on sache vraiment le lien qui les unit. Il y a d’abord la prison de Gadaref où un jeune garçon Wad Amouna, a séjourné avec sa mère. Il y a grandi. Dans cet univers singulier, il tente de survivre, en se protégeant comme il peut de prédateurs féroces. Avec une manière toute aussi singulière, Sakin en narrant l’histoire d’Amouna* et d’autres femmes, nous plonge dans ces trajectoires où les sorties de route ne sont pas forcément celles auxquelles on pense. Pas de crimes de sang systématiquement, mais des questions d’honneur aussi. Il s’agit de la première marge que Sakin nous donne d’explorer : cette prison de Gadaref. Le narrateur est le fils d’un gardien de prison. De là, part sa relation avec Wad Amouna, fils d’une prisonnière. Une relation d’amitié que l’on suit tout au long de ce roman.
Le deuxième espace que nous donne de visiter Baraka Sakin au travers de la longue introduction de ses personnages, c’est la maison d’Addaï. On parlerait ici, dans le contexte européen, d’une maison close. Là-bas, elle est plutôt ouverte la maison. Les Jango ne se cachent pas quand ils font la fête. Le narrateur fréquente ce lieu. Il a des attaches. Addaï, Alam Gishi, Safia… Mokhtar Ali… Les Jango fréquentent ces lieux. Qui sont-ils ? Le terme le plus juste pour décrire un jangojarray pourrait être le métayer. Mais, il faudrait une observation plus fine du statut des Jango et des aspects contractuels de leur activité. Je dirai pour faire simple que ce sont des saisonniers dans le domaine de l’agriculture. Il constitue un personnage en soi. Les Jango sont travailleurs, productifs. Ils maîtrisent parfaitement leur science de la terre. Sans avoir la possession de celle-ci. Nous reviendrons sur cet aspect du roman. Le Jango, s’il aime travailler, il sait donc faire la fête. Et bien faire la fête jusqu’à épuiser ses provisions. C’est à partir de ce poste d’observation que le narrateur parle.
La construction de ce texte est complexe. Si les chapitres ne sont pas forcément longs, ils sont centrés dans la première partie sur des descriptions de personnages. ça fonctionne comme un puzzle. Donc, au départ on ne comprend pas. Il passe du coq-à-l’âne. Mais ensuite, le lecteur finit par avoir une vue d’ensemble qui simplifie la lecture, les événements, les parcours, les évolutions des personnages devenant plus évidents. L’écrivain ancre dans l’esprit du lecteur, l’atmosphère d’Al-Hilla. Un autre élément qui bouscule le lecteur et qui nécessite un effort de sa part, c’est la place des expressions soudanaises. Je ne dirai pas arabe car je ne suis pas sûr que toutes les formules puisent dans cette unique langue. On finit par retenir certains termes comme faloul** ou marissa***. Cette langue imposée au lecteur participe à construire son imaginaire. Enfin, il faut comprendre aussi que ce roman s’inscrit sur la durée et le lecteur voit ainsi les personnages grandir, évoluer avec des parcours engageants ou malheureux.
Discours de Jack Tawila, personnage secondaire : Quand un prêcheur veut normer les comportements en milieu carcéral.
« Il avait parlé aussi des souffrances qui attendaient le mécréant, une catégorie qui incluait les communistes, les chiites, les chrétiens, les juifs, les animistes, les Américains, ceux qui baisent leur femme et la soeur de celle-ci, les pédophiles, les homosexuels – passifs et actifs -, les mages, ceux qui se détournent de la prière, les wahhabites, les porcs, le zaqqoum, ceux qui mangent du porc et du zaqqoum, les meurtriers, et enfin ceux qui accaparent l’héritage des orphelins » . Les Jango, Ed. Zulma. Ch. Les événements de la veille. p.10
La plus grande force de ce roman, c’est l’amour que Baraka Sakin voue et distille à ses personnages. Je ne sais pas comment il fait. Mais, pour l’avoir rencontré, Baraka Sakin est empathique, chaleureux. Cette démarche imprégnait déjà son roman Le Messie du Darfour. Son traitement de personnages queer exclut toute forme de jugement et convoque des formes de narration déroutantes comme dans l’exemple de la découverte rocambolesque d’un intersexué. La relecture de la rencontre intime emprunte au conte dans ce cas avant de tourner au ragot. La prostitution qui est au coeur du roman est abordée sous l’angle de la douceur et la possibilité d’un ailleurs. J’ai été ému par le traitement de certains personnages. La femme étrangère, Alam Gishi, venue d’Ethiopie, par exemple. Car, le roman aborde aussi les mouvements de populations, de migrants si ce vocable a du sens en Afrique de l’Est, entre l’Ethiopie, l’Erythrée et le Soudan… L’amour aussi dans ce lien entre les Jango. On pourrait les penser « babacool », des hippies en version soudanaise. Sensible à la misère de son peuple, Abdelaziz Baraka Sakin est un écrivain de la révolte contre l’injustice sociale. Je ne suis pas surpris que ses textes soient censurés dans son pays. Un auteur engagé.
Les mots du narrateur sur Alam Gishi
« Elle disait de Wad Amouna que c’était le seul homme ici, à la maison, le bras droit des femmes. Comme si elle me dressait un rapport circonstancié de la situation, elle me révéla tous les secrets des lieux. Elle devait avoir un peu plus de trente ans et paraissait expérimentée dans tous les domaines. Elle est entourée d’un halo de sainteté, c’est du moins ainsi qu’elle m’apparut, comme toutes les femmes belles et mystérieuses, son visage dissimulait des joies, des peines, parfois ils les révélait en même temps. » Les Jango, Ed. Zulma. Ch. Une femme nommée Alam Gishi. p.10
Très génial, parfait !
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