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On parle ici du nouveau roman de Mutt-Lon. Il est très intéressant qu’on aborde cet auteur qui produit l’essentiel de ses écrits depuis le Cameroun. De son vrai nom, Daniel Alain Nsegbe, Les 700 aveugles de Bafia est son troisième roman. Le premier, Ceux qui sortent dans la nuit a obtenu le Prix Ahmadou Kourouma 2014 au salon du livre de Genève. Ce fut pour Mutt-Lon une arrivée tonitruante sur la scène littéraire francophone, bien que paradoxalement ce roman n’a pas profité d’une réelle promotion ensuite. Son second roman, La procession des charognards, a été publié en 2016 aux éditions Clé.
Son troisième ouvrage, Les 700 aveugles de Bafia, revient sur un drame qui s’est produit pendant la période coloniale au Cameroun, dans les années 20. Le docteur Eugène Jamot, ancien directeur de l’institut Pasteur de Brazzaville, est mandaté pour lancer des campagnes de traitement et de prophylaxie autour de la trypanosomiase. Cette maladie fait énormément de dégâts dans ces régions d’Afrique centrale et en particulier au Cameroun. Dans certaines contrées, cette maladie endémique due aux actions de la mouche tsé-tsé touche jusqu’à 30% de la population. De la lecture de certains hommes médecine locaux ou féticheurs, il serait plutôt question d’envoûtements. La démarche du Dr Jamot rencontre donc un succès immédiat auprès des populations. Il est en passe de relever le défi d’éradiquer ce mal. Seulement voilà, en pays Bafia, parmi les effets secondaires du traitement, on observe de nombreux cas de cécité. 700 aveugles. Bien que les Bafia soient initialement bienveillants et reconnaissants à l’endroit de cette action, la mort de leur chef traditionnel va entraîner une révolte que l’administration coloniale peine à contenir. Selon Mutt-Lon. Le docteur Jamot demande à une jeune médecin, Damienne, de désamorcer la crise en allant en pays Bafia, accompagnée d’un guide pygmée et d’un traducteur ewondo.
La maladie du sommeil et le paludisme causaient de tels dommages qu’on pouvait craindre que la population du Cameroun ne diminue de moitié tous les cinquante ans, si rien n’était fait. Jamot s’est jeté dans la bataille.
p.69, Les 700 aveugles de Bafia. Ed. Emmanuelle Colas
Mutt-Lon nous propose sur ce drame le regard d’une jeune bourgeoise française, médecin, qui se retrouve dans la cambrousse camerounaise suite à des évènements douloureux vécus en France. Damienne. Elle se retrouve embarquée dans une situation extrêmement explosive. Elle maîtrise très peu le contexte. Sa vision est à la fois neuve et stéréotypée. Il y a ensuite la posture du pygmée. Ndongo. L’attitude de ce dernier est très passionnante. Il est là sans être là. Il est cet allié indéfectible pour ne pas dire ce serviteur fidèle et loyal, insaisissable, discret. La posture de Ndongo me renvoie à celle de certains personnages noirs dans plusieurs romans de William Faulkner comme L’intrus ou L’invaincu. Se dessine en deuxième lecture une mise en scène de deux strates de domination : blanc/bantou et bantou/ pygmée. Si le guide que Damienne rencontre lors de son premier séjour est puissamment ancré dans sa propre culture, sa langue, sa spiritualité, c’est cette énergie qu’il transmet à Damienne et qui semble renverser la hiérarchie des rapports dans cette aventure singulière.
C’est alors que le Pygmée lui annonça, comme le bout du territoire du chef Atangana se rapprochait, le moment était venu de se protéger. Il sortit des amulettes de sa sacoche, les enfila dans une corde puis se l’attacha à la taille. Nama le regardait faire avec dédain. Après s’être noué un brassard identique, il explique que ses grigris le rendraient invisible pour ses ennemis
p.50, Les 700 aveugles de Bafia. Ed. Emmanuelle Colas
Il y a aussi une idée sous-jacente : la colonisation a eu des aspects positifs. L’action du Dr Jamot consiste avant tout à faire reculer un mal endémique profond. La trypanosomiase. Et une petite recherche sur le web valide le sens de son action. Ce qui me paraît un peu plus délicat, c’est que Mutt-Lon tend à trouver des circonstances atténuantes au Dr Monier, ce médecin qui a surdosé les traitements en pays Bafia. Ce roman s’apparente donc à une célébration de l’action positive de la colonisation. Soit.
Dans sa construction, il se présente comme une suite camerounaise de Camarade Papa de Gauz, avec la même construction. L’écrivain ivoirien nous présentant l’arrivée et la découverte de ce qui va devenir l’est de la Côte d’Ivoire par un colon prolétaire, l’écrivain camerounais introduisant le même type de profil trente ans après au Cameroun. Je ne parlerai pas de l’influence d’un texte sur l’autre, vu la quasi simultanéité des parutions. Mais il me semble intéressant de constater dans le cas de Mutt-Lon qu’il ne cède pas à la facilité d’avoir une vision simpliste et manichéenne de cette occupation.
Sur le plan de l’écriture, la narration est faite de manière à ce qu’on ne la lâche pas. Le roman est très bien écrit sans fioritures. Je note quelques incohérences ou invraisemblances. Cette femme blanche qui est envoyée dans des zones particulièrement hostiles avec une mission complexe me paraît être plongée dans une situation totalement impensable à moins qu’il soit pour Mutt-Lon un moyen indirect de souligner la lâcheté ou l’irresponsabilité du docteur Jamot. Il me semble que le plus important dans ce roman réside dans la relecture des événements que Damienne s’impose quand elle revient plusieurs années après sur les lieux des faits pour retrouver Ndongo. Ce questionnement sur le renversement constant des dominations, des influences ou rapports de force me parait être une des grandes forces de ce livre.
Qui protège qui ?
Bonne lecture.
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