La France et le Blackface – Serge Bilé
Quand le peuple, le roi et l’empereur se noircissent
Editions Kofiba, 2020
La question du blackface pèse dans l’espace public français depuis quelques années avec une certaine force. La prestation des Suppliantes d’Eschyle (1) l’an dernier à la Sorbonne a été annulée par l’action de militants antiracistes dénonçant un blackface de plus des comédiens blancs interprétant les Danaïdes.
La pièce fut rejouée deux mois plus tard. Beaucoup ont pris cet incident comme la goutte d’eau de trop, dénonçant les antiracistes, certains parlent d’ « indigénistes », d’investir et de neutraliser l’expression du débat au sein des lieux de savoir. Un an plus tôt, Antoine Griezmann, footballeur émérite, plongeait son beau visage dans la suie, pour la joie de se mettre dans la peau d’un Harlem Globe Trotter et pour faire la fête. L’intention n’était pas forcément mauvaise, il nous l’a prouvé à chaque fin de match de la coupe du monde 2018 en se fendant dans des chorégraphies torrides avec ses copains blacks de l’équipe, électrisés par le ghettoblaster de Kimpembe. Mais son geste à l’heure des réseaux sociaux a heurté. Incompréhension donc. Toujours, dans ce contexte, certains sont surpris, pire s’insurgent, que la Nuit des Noirs de Dunkerque soit contestée.
Serge Bilé, comme à son habitude salvatrice, se penche sur la question et il va fonctionner comme un archéologue. Il va fouiller dans de vieilles archives et faire la généalogie de la pratique du grimage en France. On pratiquait le blackface en France alors que le projet des Etats-Unis d’Amérique n’était même pas un fantasme. Barbouillage, grimage sont donc les termes. C’est naturellement dans l’élite, voire dans la famille royale qu’il trouve une documentation assez fournie pour présenter les faits. Serge Bilé compile donc ces anecdotes tout en nous racontant quelques aspects croustillants de l’histoire de France. Richard Coeur de Lion, Charles VII, François Ier, Louis XIV, ce sont des témoignages puisés dans les archives qui nous questionnent.
Progressivement le lecteur saisit les motifs et les formes de cette représentation barbouillée. Le contact douloureux avec les Maures et les Sarrasins a laissé en France dans les imaginaires une association entre le noir et le diable. On grime une femme en noir le soir de son mariage pour faire fuir les mauvais esprits. On s’amuse à grimer en noir les simplets. Démence, folie, diableries. Bilé rapporte le fait de ces brigands qui pillaient des petites gens en étant barbouillés. Une origine éventuelle du camouflage en noir toujours actuel chez les commandos sur certains théâtres d’opérations militaires.
A propos d’une évasion rocambolesque d’un jeune américain, monsieur de Châteaublond, survenue en 1779, grimé en noir, Serge Bilé tire une conclusion sur une période précise de l’histoire :
Au-delà des gardiens qui se trouvent ridiculisés, le succès de cette cavale confirme le constat de 1576, lorsque le gouverneur don Juan « avait traversé la France déguisé en nègre », et de 1629, lorsque Marguerite Vaudémont « s’était barbouillée le visage de suie » pour fuir Nancy : on peut se faire passer pour un Noir, sans éveiller les soupçons, parce que le Noir est invisible, il est au bas de l’échelle. p.137
Sur cette période, le noir est invisible, non identifiable, transparent. Il n’est plus la menace à laquelle renvoyait les Maures du Moyen-Âge. Cette affaire de grimage là, nous donne donc un éclairage intéressant. Cet exemple nous permet de comprendre l’intérêt de cette compilation de faits archivés.
De la peur à la dissimulation, de la dissimulation à la dérision, c’est en quelque sorte l’évolution de cette pratique du barbouillage qui renvoie essentiellement à la condition noire. On note que cette évolution est marquée par le rapport entretenu, la nature du contact. Au Moyen Âge, les représentations renvoient à la peur, à la terreur qu’il faut exorciser. Du moins, on peut lire de cette manière ces épisodes. Au 17ème siècle, en pleine expansion européenne vers d’autres continents, avec la traite négrière, la représentation tourne à la dérision. Elle sera accentuée avec les spectacles de ménestrel venus des Etats-Unis. Le 19ème siècle révèle un cas de grimage « inversé », celui du comédien noir, Ira Aldridge, venu des Etats-Unis et qui connut un certain succès en Europe dans l’interprétation de grands rôles de Shakespeare comme Othello mais surtout Richard III ou Le roi Lear. Tout cela interpelle forcément quand on réalise la faible place des comédiens afro-descendants dans le théâtre français, près de 150 ans après les prestations d’Aldridge.
Qu’ai-je pensé de cet ouvrage ? Il est très instructif. Il contextualise (le mot est tellement d’actualité) énormément cette pratique qui n’est pas raciste dans son approche initiale. Serge Bilé ne se prononce pas trop. Du moins, il donne l’impression de ne pas donner son avis. Cet ouvrage nous donne en arrière plan, une idée de la présence noire en France, et son impact sur les imaginaires des grands de France et des petites gens. Il y a des choix dans la construction de l’ouvrage que je n’ai pas compris, à savoir, l’introduction d’extraits de certains classiques musicaux ou de références littéraires glissés dans les titres des paragraphes : Alain Bashung, Zao, Jane Austen, La compagnie créole… Ce que dit Bilé, dans le fond, c’est qu’il s’agit d’un sujet français, et qu’il serait bon de cesser de faire la politique de l’autruche en prétextant qu’il est question de phénomènes importés des USA. Il faut surtout souligner le travail énorme de recherche du journaliste qui nous propose de retirer une bonne fois pour toutes des oeillères sur cette question en France.
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