Johary Ravaloson, Vol à vif, Dodo vole, 2016
Vol à vif : aiguiser Madagascar.
« Le papangue plane sur le vent d’est, une onde lente est longue. Sous ces ailes s’étend un désert d’herbes folles et de palmiers esseulés que borde la rivière. Il la suit et regarde son reflet planer sur ce miroir. Cette terre peut un jour manquer d’eau. » (p.160)
Fermer un livre de Johary Ravaloson, et tout particulièrement Vol à vif, publié en 2016 chez Dodo Vole met fin à une expérience émotionnelle très proche de celle que l’on vit devant un tableau. Non pas à cause de sa très belle couverture, une peinture de Sophie Bazin, mais parce que ce livre (comme du reste, Les larmes d’Ietsé publié en 2012) place son lecteur dans cette situation si particulière que l’on éprouve d’habitude devant une œuvre d’art. Les mots nous manquent. Très souvent. Ce que nous voyons trouble nos émotions, notre sensibilité, nos sensations et les mots pour décrire ce que nous ressentons sont difficiles à trouver. Ce sont les paysages du sud de Madagascar qui provoquent cette aisthésis. Ils sont un des personnages principaux de Vol à vif :
« Le plateau de l’Urùmbé s’étale des bases de l’Yshal vers le levant. L’immensité vide de la savane se couvre vers le nord de nuages étranges : des bandes sombres rasant la terre suivant un courant capricieux, avançant et reculant à la fois. Tibaar n’en a jamais vu de pareils. À ses pieds, le canyon qui forme un des boyaux de l’Yshal suit un circuit long et sinueux avant de s’évaser lentement pour en sortir. D’autres torrents viennent se mêler à ses eaux par endroits. Les bords se cassent ensuite brusquement avant de suivre une pente douce obliquant au sud, vers les premiers champs de La Source. » (p. 99)
Nous sommes dans les pas de Tibaar. Vol à vif est aussi le paysage du vol d’un papangue, un oiseau de proie, compagnon de solitude du jeune homme.
Tibaar est l’autre personnage de cette histoire : « Je suis Tibaar. Je viens de chez les Miké, de la forêt épineuse bien au-delà de la montagne de l’Yshal… » (p.118). Il est un voleur de zébus, un Dahalo. Parce qu’il doit fuir ses poursuivants, qu’il doit se cacher, affronter les dangers et les intempéries, il traverse les paysages, les éprouvent dans sa chair, les ressent, les goûte, les respire, les observe. C’est cette fusion d’expériences sensibles qui donne à ce livre de Johary Ravaloson une dimension esthétique très singulière : plutôt que de simples descriptions, l’auteur offre à son lecteur la possibilité d’éprouver à son tour ce qu’il lit.
Vol à vif n’enracine pas seulement l’histoire de Tibaar dans un territoire, (qu’il parcourt souvent en courant), il met aussi au jour, « à vif », l’histoire de ce territoire. La géographie, la géologie de l’espace raconte les épisodes de la vie de leurs habitants, leurs croyances, leurs coutumes. Tibaar est le fils de Péla-Soue et de Markrik. La tradition dynastique en matière d’héritage fait de Tibaar un concurrent pour son père. Markrik est veule et ambitieux. Désespérée, Péla-Soue consulte le mage Iabamino pour espérer sauver son fils d’une mort certaine. Iabamino est âgé, profondément respecté pour ses savoirs, sa sagesse, sa capacité à gérer les conflits. Il est maître du bois bleu. Dans l’épisode qui devra décider de l’avenir de l’enfant se mêlent les symboles du passé, des symboles puissants et reconnus, et leur fragilisation à cause de l’irruption d’autres formes du savoir imposées par les Vazahas, les blancs. Le pays est maintenant une république. Au cœur même du conseil des anciens, les tensions se font sentir. Le roi Tongal intervient :
« Le bien est pour nous ce qui est conforme à ce que faisait les anciens, commença Tongal. Certains pensent que les temps ont changé, ils ont raison. Les Vazahas ne sont plus nos gouvernants mais nous n’en sommes pas revenus pour autant au temps anciens… » (p.56)
Les nombreux rebondissements narratifs entretiennent une lecture « à vif ». Ils offrent toujours opportunément l’occasion de situer, de décrire ce qui constitue le soubassement culturel de chaque groupe, qu’il soit chasseur ou pasteur. Johary Ravaloson a le sens du détail. Il rend aussi bien vivant l’art du Dahalo qui mène son troupeau de zébus que celui du chasseur Tibaar capable de dissimuler sa présence aux policiers venus pourtant le traquer avec un hélicoptère. La transhumance des zébus est l’occasion de « contempler ses propres zébus dans leur pâturage, admirer leur allure et comparer pendant les longues heures du jour leurs robes ou leurs cornes. » (p. 103). Les Baars, propriétaires pour certains d’un cheptel de zébus revendiquent cette liberté dont ils raffolent. Les temps changent, les Baars deviennent sédentaires pour protéger leurs troupeaux. Les Dahalos qui n’ont besoin que d’un « bon fouet pour diriger les zébus » (p. 96) sont directement concurrencés par des voyous armés d’armes à feu, plus meurtrières.
Tout l’art de l’écrivain est de parvenir à designer les ambigüités des uns et des autres, tiraillés entre respect de la tradition et ancrage dans le monde moderne, entre vie plus facile, plus confortable et oubli du passé.
C’est passionnant et pas seulement instructif. La dimension mémorielle de ce « roman » est précieuse, indispensable au moment où le présent ne sait plus quoi faire des traditions. Un passage du livre me semble particulièrement riche : celui de la cérémonie du Bilo, qui consiste à faire appel à « la lumière des ancêtres. » (p.51). L’auteur donne à voir en détail le déroulement de ce processus, le décrit, le justifie, l’explicite. Parce que Markrik cherche à en détourner l’issue à son seul profit, la présence de ce personnage ne fige pas ce rituel magique dans une coutume désuète et privée de sens, elle est l’occasion pour l’écrivain de mettre en valeur, de mettre en situation, toute sa vertu pédagogique. C’est un tour de force !
À ce titre le personnage de Dzaovelo est, lui aussi, très intéressant. Il porte en lui ce que le vieux mage Iabamino lui a transmis mais il sait aussi que pour soigner certaines maladies, la médecine moderne peut supplanter la médecine traditionnelle. Quand on l’appelle pour soigner le vieux roi Tonga, il lui faudra ruser pour concilier les deux méthodes. Lorsque les pâturages des Baar sont convoités par des pays étrangers, sa révolte le pousse à juste titre à protester :
« Et si les Baars préfèrent contempler les robes des zébus en les suivant dans leurs pâturages plutôt que de cultiver du coton ou du sisal ? » (p.136) alors qu’il sait très bien que le matériel médical qu’il vient de recevoir pour soigner les gens du village vient précisément de devises étrangères.
Vol à vif, est le roman qui conserve vivante la tradition de cette région de Madagascar. Vol à vif est le roman d’une dynamique aiguë, « à vif », celle d’une région en pleine mutation.
Lire Vol à vif aiguise assurément les émotions.
Sonia Le Moigne-Euzenot.
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