Je suis née « Anne-Solitude » en 1972. Je suis de France. […] Mon aïeule mythique, Solitude, est née en terre de Guadeloupe, du viol d’une esclave.
Lire Maîtresse Solitude d’André Schwarz-Bart (1) est un impératif. C’est l’une des premières choses que je me suis dit en abordant l’essai de Valérie Cadignan, Dans le chapitre qu’elle consacre à l’héroïne guadeloupéenne dans son ouvrage Reines d’Afrique (2), Sylvia Serbin nous pousse également à cet acte utile. J’ai écrit cette analyse longtemps après ma chronique parlée sur MonParis FM (3), plus de deux semaines après la tenue de la table ronde sur le thème Destins de femmes dans le cadre de la troisième édition des Universités de la rentrée de Présence Africaine (4). Ma lecture sera donc enrichie par des éléments de discussion avec Valérie Cadignan. Un des points d’échange qui m’a semblé percutant portait sur les raisons de l’écriture de cet essai : l’absence de représentation de modèle féminin d’envergure auquel Valérie Cadignan aurait pu s’identifier à l’époque de son adolescence. Contrairement aux figures masculines comme Malcolm X, Martin Luther King, Aimé Césaire sur lesquelles les garçons de sa génération pouvaient prendre pour appui, en tant qu’afro-descendants dans une société occidentale.
Comme l’indique les deux premières phrases que j’ai extraites du livre, il est question d’une quête identitaire et d’une réflexion sur la citoyenneté française d’une ultra-marine. L’ancêtre supposée Solitude est née en terre de Guadeloupe, du viol d’une esclave. Lors de la restauration de l’esclavage en Guadeloupe en 1802 par Napoléon, avec Louis Delgrès et d’autres révolutionnaires antillais, elle est exécutée. Toutefois, cette exécution intervient après la naissance de l’enfant qu’elle portait. Il y a dans la symbolique de la trajectoire de Mulâtresse Solitude, toutes les contradictions de la République Française. La violence à la naissance. Celle de l’enfant. Celle de Solitude. La violence à la mort. Celle de Solitude. Mais ses héritières portent-elles encore aujourd’hui ces lourdes entraves ? Comment Anne-Solitude de France est-elle obligée de se définir, de se dire ? Quel miroir lui renvoie la société française ? Pourquoi est-il nécessaire pour elle de se construire avec des modèles solides ?
« Retrouver l’humaine et commune condition dans la posture avilie de l’homme noir, tassé, entravé, miniaturisé au fond de la cale du navire hostile qui l’arrache pour toujours du ventre de la terre maternelle. » (p.17).
Est-ce seulement possible ? Peut-on se représenter seulement cette posture ? Que fait-on quand un sytème, un pays a réduit à une telle condition une portion de sa population pour des intérêts particuliers ? Que fait-on quand les territoires où ont été perpétrés l’exploitation de cet homme noir sont perçus comme des lieux d’assistanat par la « Métropole »? Ces questions sont miennes. Elles traduisent mes interrogations faites en avançant dans cette lecture. J’ai eu un problème avec l’ambivalence du propos de l’auteure.
« Nous ne sommes pas égaux signifie que notre droit élémentaire est de ne pas être comparés les uns aux autres. Egaux en droits, certes. Identiques en humaine condition. Mais ô combien incomparables ! Inestimables ! » (p.24)
Je n’aime pas lire et surtout extraire une phrase de son contexte. J’ai relu le chapitre concerné pour mieux comprendre les développements de Valérie Cadignan qui nous conduisent à cette assertion. Elle questionne le sens de la fraternité. Une fraternité qui doit permettre de reconnaître cette commune condition évoquée plus haut. Permettre à tous de la reconnaître. Toute feinte, toute ignorance, tout refus de prise de conscience de ces conditions singulières peut, d’une certaine manière, serait un acte volontaire qui peut relever du racisme.
« Si nous pensions en termes autres que ceux de la justification ? Car celle-ci n’a aucun sens. L’homme blanc, c’est moi. Et je ne suis certainement pas héritière du fardeau des trafics perpétrés par mes ancêtres : « Je n’appartiens pas à la génération de la colonisation. Je n’en ai pas les réseaux (…) je n’en ai pas non plus les complexes »
Savoir, ne pas ignorer, ne signifie pas qu’il faille se justifier. Certes. Et, là le lecteur que je suis réagi. A cela, on peut opposer qu’il n’est pas forcément question de se justifier, mais plutôt de participer au délestage du fardeau de l’histoire que porte certains groupes au sein de la Monarchie puis de la République. Si on se focalise par exemple, sur le cas des Antilles françaises où quelques familles continuent de tenir des pans de l’économie de ces îles. Je ne suis pas héritière du fardeau des trafics perpétrés par mes ancêtres, mais je bénéficie des avantages que ces trafics m’ont apportés de près ou de loin (ndlr). Le propos de Valérie Cadignan est donc complexe, tendant à ménager la chèvre et le chou, le lecteur s’y perd.
« En miroir, l’homme noir (c’est encore moi) ne doit plus être héritier de l’image dévalorisée de ses ancêtres. » (p.25)
Il y a deux choses dans cette phrase où l’auteure rappelle qu’elle se reconnaît dans cette figure comme dans la précédente. La dévalorisation vient de l’incapacité dans l’esprit de certains de reconnaître la commune condition qu’évoque Valérie Cadignan. D’ailleurs, dans les chapitres III (Le visage de l’autre) et IV ( Les mots pour dire), la manière de voir, de percevoir et de dire l’autre ou soi va être rappelée à une fin de déconstruction de schémas anciens. Le fait par exemple que la notion de « nègre littéraire » résiste à l’épreuve du temps dans le champ des lettres françaises quand on sait la charge extrêmement lourde à laquelle elle renvoie, souligne que le défrichage est encore long et que la dévalorisation a de beaux jours même dans les milieux les plus « progressistes ». Mais, au jeu de l’équilibre, les crêpages de chignons dans la communauté afro sur la question du cheveu crépu (je me répète) met en exergue la difficulté de se définir dans un modèle dominant où les références sont autres, d’un point de vue capillaire.
« Mon histoire personnelle est celle d’une petite fille noire qui joue à être blanche. […] C’est l’histoire d’une petite fille qui rêve de sa fille : elle l’imagine blonde, avec de longs cheveux soyeux qui tombent sur ses pieds, telle une Madone à la grotte » . (p.44)« C’est l’histoire d’une petite fille dont l’imaginaire a été violé. »
L’illustration est faite.
« Comment vivre avec l’Autre, si je persiste, à accepter complaisamment de véhiculer, l’air de rien, des attitudes, des non-dits et des mots insidieux qui entretiennent confusément le malaise de part et d’autre et rendent la cohabitation invivable et explosive ? » (p.70)
Il y a une tension constante dans ce livre. Une crispation qui finit dans une impasse. Je n’ai pas compris l’évolution vers l’Internet et les réseaux sociaux. Faites-vous votre idée. Les quatre premiers chapitres sont à mon sens très réussis parce qu’ils imposent la réflexion et l’incompréhension, la prise de conscience de certains fléaux et l’action… Ou pas. Le final par contre me rappelle le texte de Patrick Chamoiseau, Le vieil homme esclave et le molosse (5). Texte magnifique sur le déchoucage et la fuite d’un vieil esclave d’une plantation, et sa traque par un terrible chien. La description de cette fuite est un chant magnifique vers la liberté qui se termine dans un étrange cul-de-sac. Impasse commune. Je retiens la démarche constructive vers la fin de règne ou le nègre ne serait plus.
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