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Black Manoo - Gauz (2020)

Tu vois Black Manouche, ce qui se passe dans ton bar est à l’image de ce qui se passe dans le pays. Vous êtes onze dans le coin, un bonhomme un peu différent débarque, et ça fait deux groupes : les anciens, le nouveau. Une lutte sourde pour la domination de l’espace commence à l’insu des consciences. Les « nous » qui sortent de chaque bouche n’expriment pas un repli identitaire, mais exactement le contraire. Chacun renonce à son identité pour se mettre sous la protection du groupe.

Tu vois Black Manouche, ce qui se passe dans ton bar est à l’image de ce qui se passe dans le pays. Vous êtes onze dans le coin, un bonhomme un peu différent débarque, et ça fait deux groupes : les anciens, le nouveau. Une lutte sourde pour la domination de l’espace commence à l’insu des consciences. Les « nous » qui sortent de chaque bouche n’expriment pas un repli identitaire, mais exactement le contraire. Chacun renonce à son identité pour se mettre sous la protection du groupe.

Chroniques Littéraires africaines
Gauz, Black Manoo, Le Nouvel Attila, 2020.

Black Manoo

Black Manoo raconte l’histoire somme toute déjà lue chez d’autres auteurs, celle d’un homme qui quitte son pays natal (ici la Côte d’Ivoire) pour venir à Paris. Il est sans papier. Il ne peut prétendre à aucune autonomie puisqu’il ne peut travailler et que, sans revenus, il ne peut se loger décemment et penser à autre chose qu’à se débrouiller pour trouver de quoi se nourrir et s’abriter. Ce fil narratif est poignant mais ce fil est banal. Je devrais dire : ce fil narratif pourrait être banal… si la plume de celui qui le déroule n’était pas celle de Gauz.

Agui est l’écrivain qui fréquente le restaurant ouvert par Black Manoo à Paris. Gauz (dont Agui est l’anagramme presque parfaite) ré-enchante les mots qu’il prête à son double fictionnel. Agui raconte les premiers pas de Black Manoo dans la ville française. Il cherche un compatriote : « Fleury, Belleville, Porte des Lilas…Il est convaincu que Gun Morgan choisit ses lieux de vie en fonction de la beauté de leur nom » (16). Porte des Lilas ? « arc de triomphe en branches de lilas tressées ». L’auteur redonne aux mots le sens dont l’usage les a dépouillés. Le quartier du Marais ? Un ancien marécage « où les juifs les plus pauvres se sont installés » (62). Du coup, les mots choisis par Gauz ont un poids, un impact lié à leur authenticité dévoilée, ils font foi. Le livre fourmille d’autres exemples. L’allocodrome ? « Les femmes soutiennent les fins de mois difficiles en vendant de l’alloco, bananes mûres frites dans des woks géants. Elles ont vampirisé un espace vert au bord de la route » (105). Nous sommes à Cocody, près de l’aéroport. Le vocabulaire de Gauz est tellement évocateur qu’on comprend la référence faite par le narrateur à L-F. Céline : « Céline, médecin des mots plus que des hommes » (139). Dans Camarade Papa, l’auteur ivoirien avait déjà su inventer une langue pour le fils de Camarade papa. L’auteur réussissait déjà l’exercice difficile de raconter à hauteur des yeux d’un enfant:

« Elle me serre fort sur ses grands bonbons pour messieurs. Elle me marteau au sol et fourre dans mon sac à dos un gros paquet de petits bonbons pour enfants à la réglisse. Mes préférés. Magie Yolanda. Mais je suis un soldat révolutionnaire du peuple souverain debout, même mes bonbons préférés ne peuvent me corrompre. » (19)

Le livre ne fait que 170 pages mais il fait se croiser des hommes et des femmes venus du Togo, du Mali, de Côte d’Ivoire, d’Inde, de Roumanie, de Bulgarie, de Pologne, de Bretagne ou d’Auvergne tous réunis parce que la vie les a maltraités, et qu’à force de prendre des coups, ils ont chacun une forme de marginalité en commun. Le chapitre intitulé « Les sans issue » (114-116) offre une galerie d’une douzaine de portraits saisissants. Les phrases sont courtes, percutantes. Gauz a le sens de la formule. Le trait saillant ne caricature pas mais vise droit à l’essentiel. L’impact est assuré, sans misérabilisme. Dans cette arrière-salle d’épicerie, dissimulée derrière une porte marquée « Sans issue » se concentrent des êtres amochés que les mots de Gauz ne jugent jamais. Ses mots les soignent au contraire parce que les mots qu’il retient pour parler de leurs vies, de ce qu’ils sont, sont des mots choisis seulement pour eux. Par exemple : 

  « Le-vieux-est-trop-fort, technicien de surface, n’a jamais touché une serpillière. Son doigté, il le réserve pour les faux papiers. Il prétend avoir « fabriqué en une nuit un permis de conduire pour le grand Spaggiari », célèbre braqueur en cavale. Chez Black Manoo, pour une bière payée, il en boit dix offertes au nom d’oreilles fascinées par ses histoires de grand banditisme. Son métier se perd, les pièces deviennent biométriques et les nouveaux escrocs vont sur Internet. » (115)

On suit Black Manoo dans les rues de Belleville, on croise les prostituées du boulevard, les Tlentleulos, ces femmes chinoises à trente euros la passe qui occupent l’espace jusqu’à la place du Colonel Fabien, on mesure la détresse des mères sans-abris. Le livre n’esquive pas, ne détourne pas les yeux d’un réel difficile, douloureux voire dangereux. Black Manoo a été un junkie, en lui dort « la bête » qui peut se réveiller à tout instant. Pour survivre, difficile de suivre le droit chemin. Il faut même jouer de ses sentiments, trafiquer, se débrouiller. Mais à la seule description du sordide, Gauz préfère donner à voir des hommes et des femmes dans leur complexité. Il fait parler par exemple Lass Kader : «  -Bon retour en lucidie my friend » (31). Lass Kader vient d’aider au sevrage de son ami. Il l’accompagnera tout au long des pages du livre. Pourtant Lass Kader n’est pas un enfant de cœur : « Lass Kader dit Lass-six-six, spécialiste du couteau à six vitesses pour le recouvrement de dettes » (28). 

Les espaces que parcourt Black Manoo concentrent l’univers en entier, chaque personnage est un monde à lui tout seul. Chacune de ces vies pourrait nourrir les pages d’un livre d’Histoire qui raconte les soubresauts des conflits en Côte d’Ivoire, au Congo, l’horreur de la guerre. Chacune de ces vies pourrait nourrir les pages d’un manuel d’études sociopolitiques qui ausculte les conditions de vie des travailleurs totalement dépendants d’un patron :

« Comme une maladie non syndicalement transmissible, il l’a contracté en faisant le tapin ouvrier sur le parking d’un hypermarché de bricolage de la N2. Qui cherche des bras au noir s’y rend tôt. Les hommes sont alignés avec l’apparence des chairs pour seul argumentaire. Comme pour le tapin. Le patron les scrute depuis le volant de sa voiture. » (138)

Chacune de ces vies pourrait nourrir les pages d’une réflexion philosophique sur le syncrétisme religieux lié à la rencontre de cultures différentes : la pratique vaudou de Black Manoo fraichement débarqué à Paris, celle de Renata qui a « acheté par correspondance le pack de sécurité vaudou » (142)

Chacune de ces vies pourrait nourrir les pages d’un centre d’observation des comportements de groupe. Le chapitre intitulé « Coin exotique » (80-82) est particulièrement réussi de ce point de vue. On y regarde les premières réactions de la clientèle noire à l’arrivée d’un blanc, Bernard Bressac, dit Solo-des-grands-Bé. Il est auvergnat. C’est lui qui loue à Black Manoo le local de l’épicerie Ivoir Exotic où se dissimule son restaurant.

Black Manoo s’inscrit dans la droite ligne de Debout-Payé et de Camarade papa. Gauz conserve son approche frontale de la société dont il sait cette fois encore transcrire la profonde humanité. Vision pragmatique et tout autant poétique ! Le vocabulaire est savoureux, l’humour est salvateur mais critique ! Reconnaissons cependant que l’on peut parfois craindre la recherche d’un bon mot… Il faudrait aussi prendre en compte les clins d’œil littéraires qu’il glisse au fil des pages, l’ajout des lettres écrites par Black Manoo dans l’épilogue qui interroge le statut de roman, les allusions aux liens entre réel et fiction pour ne pas avoir l’impression de passer à côté de pans entiers de son travail d’écriture. 

« Céline, médecin des mots plus que des hommes » a-t-on lu. On pourrait écrire : Gauz, médecin des mots et des hommes.

Sonia le Moigne-Euzenot

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