La nuit du doute, Béchir Garbouj, Demetrier 2022
Le traducteur, Samy-Stephany, Béatrice, Khadidja, le restaurateur…Voilà, à peu près, le nombre de personnages dont Béchir Garbouj a besoin pour construire un monde fait des vies les plus routinières et calmes, sans effets de répétition, toutefois. C’est un livre simple, mais quelqu’un a dit que simple n’est pas du tout synonyme de facile en littérature. Écrire un livre simple, c’est faire un travail plus délicat. Surtout que le défi devient plus grand : captiver le lecteur sans puiser dans la profondeur. Dans sa forme, le roman de Béchir fait penser à La vie devant soi de Romain Gary et à L’étranger d’Albert Camus. Tant l’acteur utilise un style qu’il maîtrise bien.
Neuvième page. Le traducteur vit une vie de routines. Il a des commandes qui tombent de partout. Il passe des heures, tout au long de la journée, collé à son ordinateur, dans son appartement, son bureau. C’est, quelque part, un homme solitaire : lire, écrire – ou transcrire – le coupe en morceaux. Pour tourner le dos à l’ennui, il se réfugie le soir dans les rues de Paris, se laissant conduire par le hasard, débouchant ainsi dans un restaurant maghrébin où il aura plus tard ses habitudes, le Djurdjura. Sur place, il rend quelques services : écrire des lettres pour deux ou trois personnes qui veulent donner des nouvelles à des parents restés au pays. Sur place, dans une autre soirée, il fait la rencontre d’une jeune serveuse, une fille à l’âge florissant. Cette rencontre ne change pas le mode de vie du traducteur, ni ses habitudes, dans la suite de l’histoire. Toutefois, après quelques échanges, le traducteur trouve une raison de plus de venir à Djurdjura : une connexion se crée avec la jeune fille. Des rendez-vous nocturnes se donnent, et l’histoire prend vie.
C’est la question qui traverse ce roman dès son entame. Page après page, l’auteur tente d’y répondre. Mais au final, la réponse, telle que l’aurait voulue le lecteur, n’arrive pas, ou peut-être, est-elle donnée dans ce que l’acteur tait. Il faut lire entre les lignes. Dans sa mémoire, le traducteur convoque ses folies en Asie, à Bangkok, des années plus tôt, et se cogne en pleine face à la grande réalité du monde occidental, plus précisément franco-maghrébin. Il doute de l’âge que se donne la jeune fille. Selon ses calculs, il en a une vingtaine de plus. Avant d’aller loin, il réfléchit. Il doute. Car elle aurait peut-être l’âge de son fils. Ici, la question de l’âge est au centre, plus encore, est équivoque. Elle a une double résonance: mineur en Europe et mineur appartenant à une communauté dont il connaît bien les agissements quand l’honneur et la dignité sont bafoués. En plus, il n’est toujours pas officiellement divorcé de Béatrice, sa femme. En plus, il y a Samy-Stephane, son unique fils qui vit au pensionnat, qui le prendrait mal.
Finalement, il ne se passe rien. Il y a doute. Mais ce vide a des répercussions sur la suite de l’histoire. La jeune fille s’éclipse dans la nature sans donner de nouvelles. Le traducteur tente des investigations qui n’aboutissent à rien de grave : elle a choisi de tourner la page. Et puis arrive cette lettre, à laquelle il répond par un courriel qui n’aura pas de suite. Le traducteur, ou le narrateur, a toujours les pensées en suspens. Il a encore les scènes de la nuit où il emmène chez lui cette fille dont il ne connaît pas le nom, baignant entre le doute et l’envie d’aller plus loin. Peut-être cherche-t-il à corriger une erreur, à se prouver qu’il a des tripes, à chaque fois qu’il va dans ce restaurant, croyant toujours avoir ses traces,, avoir de ses nouvelles, ou peut-être trouver l’homme qu’il était ou qu’il n’a jamais été.
Après la disparition ( ou le départ ) de la jeune fille, l’histoire prend une certaine tournure. Tous les projecteurs sont braqués sur la famille du traducteur, en séparation, sans casser le rythme et la colonne de l’histoire. Béatrice et Samy-Stephane sont mis en avant. Béatrice, ex-femme du traducteur, dessinatrice dans une entreprise, vit depuis un temps avec un autre type. Ce qui les relie encore, elle et le traducteur, c’est à la fois Samy-Stephane et quelques objets personnels qu’elle a laissés : le miroir – auquel le traducteur accorde une importance remarquable -, et quelques livres. Surtout, c’est Samy-Stephane qui reste le centre de tout. Ce dernier alterne ces week-ends chez l’un ou l’autre de ses parents séparés. Cette instabilité aura plus tard des effets sur lui. Promu futur maître au jeu d’échecs, le garçon voit ses ambitions défleurir. Ça coïncide avec son renvoi du pensionnat pour avoir fumé et sombré. Dans ce passage, le narrateur montre les effets indirects que peuvent avoir la séparation des parents sur les enfants, et met un accent sur la coexistence du point de vue culture et religion. Au fil des pages, je sentais venir le salut du garçon par la réunification des deux parents. Chose que le dernier chapitre ne m’a pas donné. Par ce refus de fin étonnante ou attendue, ou encore par la chute que l’auteur a donné à La nuit du doute, plane un doute dans la tête. La fin n’est pas rassasiante. Pas d’émotion, comme dans la chute de Ce que le jour doit à la nuit de Yasmina Khadra, ni de surprise. La seule surprise, c’est qu’on arrive à la 160ème page et on se rend compte que c’est la dernière.
Patrick Isamene
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