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Soleil à coudre - Jean d'Amérique (2021)

« Un soleil à coudre depuis mon premier cri au monde » (p.50)

« Un soleil à coudre depuis mon premier cri au monde » (p.50)

Soleil à coudre, Jean D’Amérique, Actes Sud, 2021.

 

« Un soleil à coudre depuis mon premier cri au monde » (p.50)

 

La pièce de théâtre de Jean d’Amérique Opéra poussière, publiée aux éditions théâtrales, a été sélectionnée pour le prix RFI 2022. Sa lecture dans les jardins de la maison Jean Vilar à Avignon en juillet 2022 a donné le ton juste à ce texte puissant et poétique, musical et déchirant écrit dans une langue très personnelle. 

« IDA : – J’ai rêvé de Sanite Bélair

                                                                                                                                      elle était belle  poussière d’étoile 

tombée du ciel des loas de la liberté

                                                                                                                                      elle était belle

                                                                                                                 petite elle courait pieds nus

                                                                                                  sur les tessons d’un rêve sans limites

                                                                                                        elle respirait l’oxygène de Freda 

                                                                                                                elle tétait les seins d’Erzulie

                                                                                            et dans ses veines coulait un sang rebelle

                                                                           et dans sa tête s’allumaient des pensées lumineuses

j’ai rêvé de Sanite Bélair » (p.31)

Sanite Bélaire (1781-1802) est sergente puis lieutenante de l’armée révolutionnaire haïtienne dit la quatrième de couverture.

Ce même souffle esthétique anime farouchement son premier roman Soleil à coudre publié chez Actes Sud. Je ne sais pas si un souffle peut être esthétique, en tous cas la métaphore cherche à rendre la part vivifiante d’une écriture qui sait autant décrire une réalité pourtant innommable, un quotidien aussi violent qu’absurde, des êtres humains déchirés par la pauvreté et la gabegie, que celle des sentiments qu’on tait pour ne pas s’exposer, pour ne pas trop rêver quand même. Jean D’Amérique est poète, dramaturge ; son roman est nourri d’une langue qui peut féconder tous les genres littéraires. J’opte dans cette chronique pour de longues citations parce que cette langue est belle et que c’est elle, avant tout, qui peut donner envie de découvrir plus longuement cet écrivain.

 Opéra poussière avivait le personnage de Sanite Bélair. Soleil à coudre affiche celui de Tête Félée, une adolescente. Souvent, alors qu’on est en train de lire, notre lecture nous conduit à l’associer à d’autres lectures, à d’autres films… Difficile alors de ne pas rapprocher ces deux visages féminins si singuliers, tellement animés de la même rage de dire, de la même rage à trouver les mots pour se faire entendre de celui d’une autre jeune femme, Freda, une autre haïtienne, portée à l’écran par Gessica Généus en 2021 dans un très beau film, sensible, très expressif, très troublant, au titre éponyme. Proximité des personnages, proximité des espaces, proximité des situations sociales où  la parole est à chaque fois centrale, parce que c’est par la parole que ces femmes affirment leur identité. Tête Félée dit :

« Toute gueule qui parle est une histoire, la mienne n’a rien de singulier. Ma vie, une cargaison de désespoir que je suis condamnée à soutenir. Si je parle, c’est pour déblayer ma traversée, alléger ma course. Je me parle et j’ai l’impression de pousser mon chant à se cogner au ciel pour faire tomber des étoiles sur mon visage. » (p. 75)

Si le fil narratif de Soleil à coudre est très simple, il raconte une réalité viscérale. Dans le quartier de « Cité de Dieu » (p.48) vit Tête Fêlée. C’est elle qui mène le récit. C’est une enfant même si : « comme dit l’Ange du Métal, on n’est plus une enfant quand seule la rue nous berce » (p.11). Fleur d’Orange est sa mère. D’elle, elle dit :

« Tout ce qu’il y a de verre avait fini par gagner le cœur de sa main. Il n’y avait plus d’inventaire. Vingt-quatre ans plus tard, aujourd’hui, elle ne sait plus mesurer ces vagues qu’elle envoie régner dans son sang. Comme si le temps ne lui servait qu’à forer des trous au fond d’elle. S’y réfugie son âme au moindre souci. Se noyer, dit-elle, est le meilleur chemin pour tirer son auréole des abysses. » (p.27)

L’Ange du Métal est un truand qui fait régner la terreur dans le quartier. Il est surtout le patron de Papa. Papa est celui qui répète inlassablement à sa fille : «  Tu seras seule dans la grande nuit. » Phrase obscure, douloureuse, entêtante. De papa, Tête Fêlée dit :

« Cercueil de la tendresse. Papa ne se sent traversé par la vie que quand il cogne. Cogner…Importe peu le refuge des coups. Poétique du poing. Je frappe donc je suis. Papa ne s’adonne pas au jeu de la souplesse. Il déteste toute chose qui ne fait pas, selon lui, assez de mal aux muscles. Ne tolère pas la littérature. Pour lui, écrire est une vraie insulte au corps. » (p.13)

Dans ce monde où mourir d’une balle perdue (ou pas) peut arriver chaque jour, on peut pourtant vivre une histoire d’amour. Tête Fêlée est amoureuse de Silence qu’elle appelle Lune, la fille du professeur de l’école. Silence aime Tête Fêlée. Tête Fêlée écrit de magnifiques lettres d’amour à Silence. L’une commence ainsi :

« Chère Lune,

L’encre est pauvre, ma main bête et le papier inconvenable. L’impossible seul connaît ta route, peut-être. J’essaie de tresser l’azur entre mes doigts pour t’écrire. » (p.38) 

Le livre est ancré dans un espace presque clos et insalubre où le tragique n’est pas une forme littéraire, où le quotidien s’acharne sur des gens démunis à force d’être volés, broyés, et qui en viennent à monter à bord d’un gommier sans même croire à l’issue de leur périple vers les États-Unis : «  Nous ne sommes pas en voyage, nous sommes des corps perchés sur un destin de poussière d’où seul un grand miracle nous arrachera. » (p.127)

Grand miracle ? Celui de Tête Fêlée passe par l’écriture. Papa déteste les feuillets qu’elle laisse traîner. De ces feuillets, nous ne lisons que les lettres adressées à Silence, portées en italiques sur les pages du roman. La puissance poétique de la langue de la narratrice, elle aussi, est saisissante. Ainsi, cet exemple du lever de la jeune fille :

« Le soleil salue doucement les murs, fend la porte et vient se blottir en lueurs fines dans la pièce. Je déplie mes paupières. Je n’aurai pas vu ma mère dans ce premier éclat du jour. J’abandonne dans les haillons le goût de la nuit, me refais le visage par la magie du grand gobelet d’eau, visite quand même mes dents avec une brosse fatiguée et sans secours de dentifrice. C’est rituel depuis longtemps. Je me lave. Parce que vêtue des traces d’une sale vie. Parce que mon ciel traîne sous des nuages boueux. Je me lave. J’ai appris à me laver, me laver malgré tout. » (p.18)

Mais aussi cet exemple, parmi bien d’autres possibles :

« J’habite la Cité de Dieu, et ce n’est ni un film, ni un roman fantastique. Ici l’on voit les averses du dénuement sur les joues, les lignes brisées des regards, le gouffre dressé dans les yeux, les gueules qui se racontent au vide, le si lointain exil du pain, d’instruction ou de nutrition, les gosses sans soleil à l’horizon qui rend dans l’ombre de la violence et qui deviendront des voyous pour se buter les uns les autres, bouffeurs de souffle, l’implacable putréfaction de la saison- plaie où l’on cherche un rayon de lumière, l’éternelle spirale infernale, le pays qui écrase les rêves, la jeunesse qui périt, les femmes agressées qui défilent, silencieuses, sur leurs blessures, couvant à jamais leurs mots sous le voile d’une honte générée par une société prétendument moderne. » (pp 54-55)

La qualité de l’écriture de Jean D’Amérique me semble rare. Tête Fêlée, privée de Silence partie à New York se parle à elle-même, elle affirme la place de l’écriture dans sa vie :

« Voilà, je me raconte comme çà dans le vide. Sans prétention d’offrir des cris aux voix vierges du monde. Sans prétention de fléau d’encre sur page intacte. (…) Les mots aiment se jeter dans le vide, l’important, alors, c’est de faire le vide et de les laisser couler. » (p.74)

Elle en clame la force vitale : 

« Je guette encore la page, j’insiste, j’invite le chant à s’accoupler  à ma voix : comment épeler, par-delà les alphabets du vide, ce sentiment qui bouillonne dans mon sang ? » (p.14)

Sonia Le Moigne-Euzenot

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