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Tè Mawon - Michael Roch (éditions La Volte, 2022)
« La sentzeb tourne amère. La ganja s’estompe derrière le vinaigre de la zeb-a-pik. Le mélange ne passe plus. Il me faut un nouveau ti fè. Il nous faut un ti fè à tous. Nos soupirs se coincent sous la fonte de la kanbiz. Ils hantent les morceaux de murs en béton qui nous encadrent. Ils enterrent nos propres carcasses avec un goût de mensonge. Je repose un verre vide. » (p.35)
By Sonia Le Moigne-Euzenot Posted in Antilles, Roman, Sonia Le Moigne Euzenot on 19 août 2022 0 Comments
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Tè Mawon 
Michael ROCH
Éditions La Volte, mars 2022, 215 pages.

« La sentzeb tourne amère. La ganja s’estompe derrière le vinaigre de la zeb-a-pik. Le mélange ne passe plus. Il me faut un nouveau ti fè. Il nous faut un ti fè à tous. Nos soupirs se coincent sous la fonte de la kanbiz. Ils hantent les morceaux de murs en béton qui nous encadrent. Ils enterrent nos propres carcasses avec un goût de mensonge. Je repose un verre vide. » (p.35)

Quel roman insolite ! Pas seulement parce que je ne lis pas souvent de romans de science-fiction mais parce que Tè Mawon de Michael Roch manie les mots comme si, eux-mêmes, racontaient une histoire. L’auteur a un sacré talent ! 

Nous sommes à Lanvil, une ville construite sur les restes de la  montagne  Pelée (p.186). Le relief a dû être aplani pour y édifier « Anba Lanvil » (où vivent les plus pauvres) et « Anwo Lanvil » (où vivent les plus privilégiés). Lanvil a fédéré les anciens États caribéens. Difficile d’en dire davantage sur cet espace sans dévoiler la fin de l’histoire qui réunit de nombreux personnages, tous en quête d’un être perdu (une enfant, une maîtresse, un mari), ou d’un passé assez lointain. Pas suffisamment lointain néanmoins pour avoir totalement disparu des mémoires : le « Tout monde ». Le roman est choral. Chaque épisode est dense. On se plonge totalement dans les aventures des uns et des autres, dans leurs rebondissements, au point que chaque changement de point de vue fait irruption. On est entraîné dans un univers labyrinthique où la technologie permet d’épier les individus, de mesurer leurs émotions, de quantifier leurs comportements, d’évaluer les paramètres non verbaux d’une conversation pour ajuster sa propre prise de parole, surtout lorsqu’il est question de raisonnement. Tout se veut sous contrôle, ou maîtrisable. Seule alternative pour les plus malins, apparaître « makiyé » (p.62) pour ne pas être reconnu. La technologie qui semble maintenant parfaitement capable de quantifier la part sensible de chacun, renforce un très profond sentiment de perte. Ezié répond intérieurement à Andrée Fitt. L’une est traductrice à Anwo Lanvil, l’autre directrice d’une usine qui porte son nom. La première aborde un sujet épineux, celui des populations pauvres qui vivent hors de Lanvil, victimes des entreprises établies sur le littoral, la réponse de la seconde provoque la réflexion d’Ezié :

« Ses tournures de phrases me rongent tout de même le cœur. Parler d’une population comme un tout. Amalgamer le monde en une catégorie. S’attacher aux liants, aux ressemblances. Cela n’a rien de diversel. Cela n’a rien de l’attention qui doit être portée à l’humain, dans la complexité de ses différences. Nous parlons de familles entières. Nous parlons d’hommes et de femmes, nous parlons surtout d’enfants à protéger d’une société indifférente. Nous parlons de leur individuité, du respect et du soin que nous devons porter à chacun d’entre eux. » (p.99)

La dimension sociale et politique du livre est prégnante, la réflexion philosophique qui la nourrit puise dans la pensée d’Édouard Glissant, dans des « pensées de la kréyolisasyon » (p.173). Man Pitak est un personnage central du livre, non pas seulement parce qu’elle concentre vers elle nombre des déplacements des personnages mais parce qu’elle est porteuse de visions d’un monde « immesuré » (p.148) ; parce qu’elle peut contribuer à partager une forme d’espoir avec qui la consulte. Le livre n’est jamais pontifiant, ni phraseur. Le tour de force de ce roman est de chercher à raconter en inventant une langue, le « kreyol » qui, parce qu’elle est innovante, oblige le lecteur à chercher à la décrypter s’il veut suivre cette histoire. Cette langue est réjouissante, surtout pas surannée, plutôt caustique et percutante. 

« Tu caches tes restes de torture derrière ta voix rauque. Tu cherches des mains des trous dans ton bouden, des cicatrices fraîches, des ravèt démouné. Tu zyé tes mains, les paumes, les pouces. Tu tâtes la bosse derrière l’oreille. Y a rien. Pas de plaie, pas de douleur, pas de bouton, pas de rougeur, pas de mouchard. Tirons-nous d’ici, tu fais. Et les solda te relèvent. Tes jambes sont encore droguées. Tu les sens kon dé boul mastok. Ils ont mis quelque chose en toi, Pat. C’est sûr. » (p.162)

Comment le fait de retirer la lettre t à « soldat » peut à ce point faire vaciller sa perception ? Acquiescer devient parfois « ils  highquiescent » (p.32). Quelle trouvaille ! Écrire « prékosyon » (p.137) tout en ménageant ce que cette graphie conserve vocalement du mot « précaution » relève peut-être d’un jeu littéraire mais il me semble que ce roman a très probablement le langage comme sujet principal.

En même temps, cette ville se parcourt : les corps s’y meuvent, s’y blessent, et on les suit, haletants. Le récit nous pousse à les accompagner. On est portés par ces personnages qui, même s’ils vivent dans une temporalité qui n’est pas la nôtre, dans un espace qui ne ressemble pas aux nôtres, nous entraînent à leurs côtés. La dystopie ne les éloigne pas. Ils font preuve d’une telle énergie qu’elle force l’intérêt ; on est vraiment curieux de savoir comment ils vont réussir à trouver ce qu’ils cherchent. Tout le livre est palpitant, bourré d’intrigues qui tiennent en haleine. Difficile d’extraire un exemple. Celui-ci se situe au début du livre, lorsque les évènements se mettent en place. Joe veut retrouver Ivy, sa « meuf ». Il ne faut pas se fier à l’apparence banale de ce fil narratif…Patson peut l’aider : le récit montre que ce n’est pas sans conditions, c’est un de ses intérêts majeurs. Patson veut « sauver le monde » ! (p.7)

« J’ai suivi Patson en nageant comme un chien. Je lui foutais des coups, parce que lui, il marchait au fond de l’eau avec son caillou trop lourd ; une algue, le mec. Moi je galérais à rester au fond et il était la seule chose que je cognais dans l’obscurité. (…) on a émergé dans une vieille odeur de poubelles. C’était un vieux réservoir d’eaux usées laissé à l’abandon. L’égout filait droit vers anba Lanvil. » (p.30)

Dans cette partie de l’univers glauque (une autre partie profite de lumière, d’océans mais ce sont des illusions numériques), Patson affirme :

« Mes Taties, elles m’ont dit : si tu veux sauver le monde, tu fais en sorte qu’aucune langue n’en domine une autre. Parce que quand une langue domine l’autre, l’autre finit par lui appartenir et disparaître. Du coup on existe que si on parle, tu vois ? Alors il faut l’équilibre. Moi, j’y crois, à cette histoire d’équilibre. Faut te demander à quel moment, dans ta tête, ta langue écrase l’autre. À quel moment tu oublies que tu appartiens au monde tout entier, et à quel moment tu acceptes de t’enfermer dans une seule partie de l’humanité. » (p.108) 

Pour preuve, à un moment de l’histoire, il est question de festivités en mandingue… (p.127)

La citation d’Aimé Césaire (p.187) : « N’y eût-il dans le désert qu’une seule goutte d’eau qui rêve tout bas, dans le désert n’y eût-il qu’une graine volante qui rêve tout haut » n’est pas complète. Elle n’escamote pas sa suite pour autant. Elle l’amorce au contraire. Et si ce livre si étonnant délivre un message, c’est bien celui du rôle de la parole, de l’échange qui peuvent exprimer de quoi cette quête du « tout monde » est  porteuse. La phrase résonne dans la tête de Pat :

« Tu crois que t’es le premier à rouiller ton squelette dans les ravines ? Tous sont déjà passés par là. Tu portes ça en toi, la tè mawon, la vie au bord du monde, l’écart de l’ancêtre » (p.139)

« Je mâche un morceau de silence » (p.142) dit Pat à un autre moment. La phrase est magnifique. Ce livre est de ceux qu’on a envie de lire plusieurs fois.

Sonia Le Moigne-Euzenot

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