« Histoire loufoque » dit Le Didascaleur (p.7). C’est le cas de le dire, Zérocrate est une histoire loufoque ! La présence du Didascaleur est, d’ailleurs, en elle-même, une preuve : ce n’est pas tous les jours qu’on voit les didascalies d’une pièce de théâtre prendre vie. En outre, Le Didascaleur a le pouvoir de franchir le quatrième mur. Il est conscient qu’il a affaire à une pièce de théâtre dont le titre est Zérocrate. Mais, pour ne rien enlever à l’étrange, chez lui, cette pièce compte manifestement plus de 364 pages (p. 21) alors que chez moi, Zérocrate est un petit livret d’une trentaine de pages. Bizarre, bizarre !!!
Histoire loufoque encore du fait des « personnages grotesques, du genre marionnettes géantes en matière fluorescentes » (p. 16) que l’on y rencontre. Ces personnages sont ceux d’animaux qui parlent et dont les propos sont, ma foi, beaucoup plus lucides que ceux des hommes. À titre d’exemple, Gorille regrette que les bombes et les canons s’expriment partout alors qu’on dispose de tout ce dont on a besoin pour vivre « une éternité de bonheur » (p. 17). Un peu plus loin, il donne l’exemple des fourmis chez lesquelles celle qui a de la viande appelle celle qui a du riz, celle qui a du sel… Ensemble, elles se régalent !!!
Histoire loufoque de par l’espace-temps dans lequel elle se déroule. On est quelque part en Afrique à l’orée du troisième millénaire. Pourtant, on écoute toujours « RFI, Africa n°1, BBC, La Voix de l’Allemagne, La Voix de l’Amérique, Radio RSA » (p. 15-16). Et moi qui croyais que Radio RSA avait disparu en même temps que le régime de l’Apartheid ! Ce n’est pas tout : les personnages sont eux-mêmes farfelus. Il en est ainsi de Barnayack, une sorte de savant fou, plus zérocrate que technocrate, qui aurait inventé un Arc-en-terre. Et que dire de Sept-Sept, une sorte de prêtre défroqué qui se proclame la voix du bas peuple et assure qu’il guette sa chance pour ramasser le pouvoir comme on ramasse les cailloux sur un sentier de brousse.
Histoire loufoque enfin dans sa manière de mélanger les genres et de multiplier les références. La pièce s’inspire de la science-fiction et plus exactement de l’afrofuturisme. Sur ce point, la couverture de l’édition de 2019 est particulièrement bien pensée puisqu’elle reproduit le tableau « Roi satellite » de Shula Monsengo. On y voit, sur leur satellite, deux cosmonautes noirs dont les costumes renvoient aux motifs et aux couleurs des pagnes portés en Afrique. Le plus amusant est que la pièce est pleine de clins d’œil dont beaucoup ne seront repérés que par des happy few. Ainsi si j’ai pu voir dans « Quelle connerie, la guerre » (p. 19) une allusion à Jacques Prévert, je n’ai pas la moindre idée de ce à quoi renvoient des prénoms comme Nkal’Eyuk.
Histoire loufoque donc. Mais tout ce charivari fait sens à condition d’avoir les clés de lecture. Ça tombe bien, la principale clé de lecture est généreusement fournie par la pièce : « Eh bien, ouvrez bien les yeux de l’âme car ceux de l’estomac, du crâne, vont cesser de fonctionner » (p. 22). Oui, il faut lire avec les yeux de l’âme. Permettez-moi de vous livrer ici ce que les miens – encore que je ne sois pas certain d’avoir été vraiment capable de les ouvrir – m’ont permis de voir.
Je retiens d’abord de la lecture de Zérocrate que l’âge ne fait décidemment rien à l’affaire. En effet, l’humanité est à son troisième millénaire et elle n’en est pas moins conne. Elle finit tranquillement de percer la couche d’ozone. Elle continue de communiquer, en priorité, par les armes. De fait, le monde décrit dans Zérocrate est loufoque mais loin d’être drôle : « histoire loufoque où l’homme est placé entre deux feux » (p. 7). Le jour, le soleil brûle, faute de couche d’ozone. La nuit, les mitraillettes crépitent partout.
La deuxième chose que j’ai retenue a trait au pouvoir de la littérature. Lorsque Bernayack et Nkal’Eyuk tentent d’allumer l’Arc-en-terre, ils sont propulsés dans l’espace. L’expérience n’est pas sans conséquence. Le soleil ne brûle plus. Il est à nouveau célébré. Les mitraillettes ne crépitent plus. Sept-Sept a ramassé le pouvoir et est le nouveau président. Comme le note Nkal’Eyuk, le « coq chante désormais pour ceux qu’on a méprisés hier, ces hommes … approximatifs » (p. 32). Or, on découvre, par la suite, que de voyage dans l’espace, il n’y en eut point. La tentative de mise en marche de l’Arc-en-terre a désorienté les personnages. Une photo d’Apollo 11 collée au mur les a amenés à croire qu’ils étaient dans l’espace. Ce n’est donc pas l’expérience en tant que telle qui a provoqué les changements, c’est plutôt le fait d’avoir cru au voyage dans l’espace, de s’être « enfui dans la science-fiction » (p. 30), dans la littérature. Qui a dit que la littérature ne servait à rien ?
Cependant, cependant… Je me demande ce que Sept-Sept fera vraiment de ce pouvoir qu’il vient de ramasser. Allez lire Zérocrate avec les yeux de l’âme et si vous trouver vos réponses, venez en discuter avec moi.
Abdoulaye Imorou
Nzey van Musala, Zérocrate
Editions Nzoi, 2019, 38 pages
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