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Mémoires d'Amérique - John Edgar Wideman (2020)
Les différentes mémoires de John Edgar Wideman
By Gangoueus Posted in Gangoueus, Nouvelles, USA on 6 mars 2021 0 Comments
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John Brown et Frederick Douglass
L’écrivain américain John Edgar Wideman est exceptionnel. Je suis conscient qu’en disant cela, il va falloir vous le démontrer. Pourtant, je me contenterai de commenter ce livre dont le titre est simplement parfait. JEW laisse s’entrechoquer plusieurs mémoires : une mémoire personnelle, une mémoire familiale, la mémoire de certains lieux géographiques, une mémoire de la communauté afro-américaine, des mémoires américaines.

Mémoires de l’esclavage

Mémoires d’Amérique comprend 21 nouvelles. Elles peuvent être très développées, très longues, comme JB & FD qui compte 26 pages. Une nouvelle très dense pour commencer cet ouvrage. Wideman y convoque deux figures du mouvement abolitionniste américain. Deux figures atypiques : celle de l’africain américain Frédéric Douglass et celle de John Brown. ils ont des démarches très différentes pour atteindre cet objectif. Dans cette nouvelle, il nous est donné de découvrir des épisodes particuliers de leurs vies respectives. En particulier celle de l’activiste John Brown. On y aborde sa famille, dont certains membres seront impliqués dans ses projets militaires. Il y a chez Wideman un désir de rapprocher les deux hommes. Il me semble. Et son écriture est telle qu’on ne sait pas toujours si  l’écrivain est dans le registre de la fiction ou dans un réel échange épistolaire entre Douglass et John Brown. Le premier refusant de suivre le second dans sa démarche armée. Douglass opte pour prendre le temps de la négociation au Nord… Dans le fond, le régal pour le lecteur c’est de voir s’affronter ces deux approches pour le même but, la libération des esclaves avec une inversion intéressante dans le jeu de la violence. Sachant qu’un John Brown peut en cacher un autre et là, on rentre dans un empilement des poupées russes, un doux jeu littéraire…
Une autre nouvelle sur le thème de l’esclavage porte sur la nouvelle que Wideman consacre à Nat Turner qui passe à confesse… Certains penseront au grand roman de William Styron, Les confessions de Nat Turner. J’y ai pensé. Mais ma lecture de ce roman est trop ancienne pour tenter un parallèle efficace et émettre l’idée que Wideman ait voulu proposer sa version en trente pages. Il ne fait pas référence à l’oeuvre de Styron. Une chose est certaine. J’ai pensé à la séparation en lisant cette nouvelle. Peut-être même au séparatisme noir que des figures comme Malcolm X ont prôné aux Etats Unis, un siècle plus tard. Nat Turner a été un nègre de maison pendant longtemps. Il a réussi à apprendre à lire, à compter et, par ce fait, il s’est vu octroyer des tâches inhabituelles pour un esclave à ce moment de l’histoire. Il a grandi avec la fille du Maître, Petite Mamzelle, dans la grande maison. Au fur et à mesure, le temps passant, Nat Turner a vu se mettre en place les distances qu’imposent le système esclavagiste vis-à-vis de la fille du propriétaire de la plantation. La rupture ressentie par Nat passe aussi par un père qui a disparu, qui a réussi à fuir le système esclavagiste. Ses fameux pères absents mais qui restent dans la mémoire, pour certains comme Nat Turner, une forme de repère… L’explosion qui suivra est connue : la plus grande révolte d’esclaves sur le territoire américain.
« Je le confesse aujourd’hui j’ai encore besoin de son nom. De lui voler son nom. D’être lui. Comme si son nom m’octroyait la détermination, la clarté d’intention, l’implacabilité, le refus de revenir en arrière et d’accepter l’échec qui étaient les siens. Mon histoire ne pourrait exister sans la sienne. Pas de promesse de liberté, pas d’insurrection, pas de bain de sang, pas de déchaînements de violence recensés, ou de violences en réprimant d’autres, pas de sensation abrutissante d’inutilité, pas de culpabilité sans lui. Sans le déni, le silence sur sa personne » Nat Turner se confesse. p.204
Cette question de la transmission père fils, je l’ai observé dans son roman précédent Ecrire pour sauver une vie. Je ne connais pas assez le travail de Wideman pour aller plus loin sur ce point.

Mémoires familiales

Il est une chose extrêmement périlleuse en littérature, c’est de parler de ses proches, de sa famille. C’est casse-gueule. C’est un acte de pleins pouvoirs. Je me souviens des réactions agressives à la lecture de certains personnages du texte de Sami Tchak Ainsi parlait mon père (Ed. JC Lattes). Si Wideman use de l’auto-fiction avec maestria, il n’est pas toujours évident de savoir s’il reconstruit ces liens familiaux, s’il les réinvente. Deux de ces liens ont marqué ma lecture. Mes morts est un hommage sensible aux figures disparues de sa famille. En particulier celle d’Otis Eugene, son frère cadet. Il revient sur ces moments où il part à Atlanta pour enterrer un frère avec lequel il a rompu les amarres depuis belle lurette. C’est très difficile de pouvoir mettre des mots sur la raison de l’éloignement :
« Je reconnais maintenant que ce n’était pas tant les qualités dont il était pourvu ou dépourvu qui le rendaient oubliable que ma prétention, mon insondable malaise. J’étais le frère le plus valeureux, le plus important de la famille, et du monde, après tout. Celui qui, par conséquent, devait occuper tout l’espace disponible, même s’il n’en restait plus pour qui que ce soit. Oublier un frère, tactique pratique pour faire en sorte de ne jamais le trouver sur mon chemin. Un gêneur. Un obstacle. Un fantôme ». Mes morts. p61
Voilà qui est dit. Une situation complexe touche son père :
«  La première année où j’enseignais à l’université mon père tua un homme ». Cartes et registres. P75.
Cartes et registres est l’une des nouvelles où John Edgar Wideman porte un regard panoramique sur son cadre familial initial. On y voit aussi les tensions entre les faits de l’entourage de l’universitaire et la gestion de sa carrière professionnelle. La question raciale n’est jamais loin.

Critiques de l’art, Interactions avec les artistes.

D’autres nouvelles portent sur la création artistique comme Enseigner l’écriture ou sur une forme de critique artistique comme Collage qui met en scène Jean-Michel Basquiat ou Mer Jaune où Wideman donne son regard sur le film Precious de Lee Daniels. Comme dans ses autres nouvelles, l’écrivain analyse. Et c’est là que son style est particulièrement flamboyant. Car le déploiement de son discours sur ce que lui inspire la tragédie du personnage de Precious est accompagné par une écriture qui est un régal par sa rigueur et son élégance. Chaque phrase est ciselée au scalpel. Tout est précis. Ce qui importe ici, ce n’est pas la chute de la nouvelle, mais le cheminement intellectuel de l’écrivain, la mise en scène aussi quand il imagine l’inhumation complexe de Precious… Celles et ceux qui ont vu le film savent que l’écrivain offre un prolongement à la fiction de Lee Daniels et en effet une métaphore sur la vie et la mort que la communauté se doit de porter…
« Lourde, la gamine. Poussière et cendres de Precious qui pèsent. Son absence qui pèse. Precious est partie pour ne plus revenir. Son poids reste. On doit porter le poids de sa mort, le poids de nos vies » Mer jaune. p.228
Bref, il faut lire Wideman.
John Edgar Wideman, Mémoires d’Amérique
Editions Gallimard, 2020, une traduction de Catherine Richard-Mas, 267 pages
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