Le testament des solitudes, Emmelie Prophète
Editions Mémoire d’encrier, 2007
Que reste-t-il d’un texte lu il y a six mois ? Que laisse en nous une lecture laborieuse, sur un sujet complexe et douloureux ? Je pense que je devrais m’adonner à cet exercice plus souvent. J’ai lu Le testament des solitudes.
« Trois filles. Nées ici quand il ne fallait pas n’être ni ici, ni femme. Entre champs morts et rivières tristes, le seul rêve est de partir loin de ces terres silencieuses, marâtres. La route qui menait l’école était trop longue » (p.9)
Je ne me sers pas du roman d’Emmelie Prophète comme des données d’une expérience de laboratoire à réaliser dans des conditions particulières de température et de pression. Produire une recension plusieurs mois après une lecture, ce n’est pas un choix que j’ai pris au moment où j’entreprenais la lecture de ce roman. Deux situations singulières ont gouverné la manière de lire cet ouvrage puis l’écriture de ce compte rendu décalé dans le temps. Un moment de ma vie où la sphère professionnelle est venue pénétrer mon espace de lecteur. Dans l’IT, parfois, il y a des missions plus intrusives que d’autres. De plus, le télétravail rend poreux des zones de vie initialement très étanches : celle de l’ingénieur et celle du blogueur. Cette situation doit pouvoir se gérer avec un peu d’organisation mais lire dans ces conditions s’avère tout de même difficile, et finir un livre peut s’apparenter à porter une lourde croix. Il faut dire, pour compléter mon processus malsain de justification, que je suis un rescapé du confinement, période durant laquelle je n’ai lu que de la poésie.
« Une petite fille suit Christie. Elle sent l’adieu dans son âme d’enfant. Elle aurait peut-être voulu dire sa peur de la mort, s’accrocher à cette femme qui quittait tout, surtout la vie. C’est ce jour-là que j’ai identifié la souffrance. Je ne me rappelle si je retiens la petite fille qui pleure et se débat. Elle sait ce que nous mettrons des années à apprendre, à comprendre. Elle entend l’appel de la terre. Les noms et les mots qui vont résumer nos mémoires, signer notre fragilité. S’ils veulent bien. » (p.21)
Écrire une note de lecture peut donc prendre la tournure d’un supplice. Non pas, parce que le texte est mauvais, mais surtout en raison de l’exigence qu’il impose au critique un peu moins bien disposé que d’habitude.
Le texte d’Emmelie Prophète, ou du moins les traces qu’il a laissées en moi, se caractérise par une charge extrêmement mélancolique, une douleur qui étreint chaque page happant ainsi le lecteur et par la profonde solitude qui imprègne les différents personnages décrits par la narratrice qui conte le va-et-vient entre l’ailleurs et soi. C’est un texte sur l’exil et sur une certaine forme d’errance. Même si cette dernière ne s’exprime pas sous son aspect le plus caricatural comme la traversée du Sahara et de la Méditerranée pour les Subsahariens, ou les boat people à destination de la Floride. Ici, l’errance s’exprime par l’image des hubs des aéroports par lesquels nos personnages passent ou sont passés avec l’effet renvoyé par des miroirs témoins des va-et-viens ou des allers simples. Je pense à Diogoye, la figure centrale du second roman de Mohamed Mbougar Sarr, Silence du chœur (éd. Présence Africaine), suspendue au-dessus du ventre insatiable de la Méditerranée. Pourquoi suis-je là ? Pourquoi en suis-je là ? Le roman d’Emmelie Prophète questionne-t-il réellement les raisons pour lesquelles les Haïtiens partent ? Il y a, au travers de ces femmes, de leurs enfants, il y a un impératif de partir, une impossibilité à vivre sur place. Le hub des aéroports qui nous renvoie à ces espaces de transition et au point d’une arrivée qui, ici, est la Floride. L’écriture est chargée d’une constante qui est la solitude. On perçoit dans la manière d’écrire un rythme lent, étouffant qui porte la charge mélancolique pour ne pas aller trop dans le domaine de la psychanalyse.
« Elles sont parties mourir ailleurs. Christie, Odile et bientôt peut-être sa fille Dina. Parties pour avoir le droit de choisir leur mort. Elles étaient nées ici, à la fin de la dernière guerre et au début de toutes les guerres. » (p.28)
Il s’agit du premier roman d’Emmelie Prophète publié chez l’éditeur canadien Mémoire d’encrier dès 2007. Une œuvre qui a été rééditée l’an dernier. Il y a un style, une manière d’écrire chez elle qui porte le mood des personnages. La forme est poétique. Vous le percevrez dans les citations proposées.
« Les enfants de Christie sont nés sans identité, sans racines, sans habitudes. L’ailleurs était finalement à eux. Le décor n’était pas planté, mais les acteurs étaient là. La même ambiance, les mêmes voix, la même misère. Ils avaient leur héritage, leur ghetto. Après Christie bien sûr, on les a séparés, écartelés. Et moi je suis loin de leur vie, dans un aéroport, en attendant un départ […]
Île des soupirs, île des martyrs, île des temps perdus, les chansons ne guérissent de rien. Bouches sans valeurs, mots sans raison. De nuit comme de jour, ils s’engouffrent tous dans ces ténèbres, sans cri, sans frayeur. Tout ce temps a tourné en rond. Se perdre d’abord. Mourir ensuite. » (p.39)
Cette écriture impose un rythme lent au lecteur. Ce roman n’est pourtant pas épais. Mais, il est réellement difficile à lire. Je rajouterai un point particulier. Celui de mon rapport à la littérature haïtienne que je considère comme étant une des plus riches de ce qui se fait en langue française. Cependant des lettres trop chargées par un ressassement du quotidien haïtien fait de douleurs à répétition. Je me suis promis que le prochain auteur haïtien pour lequel je plongerai en littérature serait Jean Metellus, pour mieux comprendre à partir de son passé, le présent et éventuellement l’avenir d’Ayiti. Il semble important de revenir sur les victoires sur Napoléon, sur le 19ème siècle haïtien ses victoires et ses chaos, le 20è siècle avant Duvalier… Il semble de la part d’un lecteur quelque peu incongru de vouloir donner des thèmes à un écrivain. Mais la littérature doit aussi participer à la reconstruction des individus, ne pas s’inscrire dans une contemplation d’une mesure qu’on peut expliquer, à défaut de la justifier. Le roman d’Emmelie Prophète me rappelle cette urgence. Je suis sorti profondément attristé par les histoires de ces femmes si seules, qui ont choisi l’exil et s’y sont perdues. Même en traitant la solitude avec près d’une centaine de personnages, Garcia Marquez avait réussi, une pincée de joie, de folie à Macondo (Cent ans de solitude). Il semble que ce ne soit pas possible dans le cas de ce roman Le testament des solitudes.
« Je suis témoin de la mort lente de ma terre, de son glissement inexorable vers l’étranger, vers la mer, vers les abîmes proches et lointains. Ma perte est imminente, aucun dimanche n’a rallumé ma flamme malgré mille repos, mille prières. Je garde une impardonnable confusion » (p.124)
Les extraits proposés confortent le souvenir de ma lecture. Faites-vous votre idée.
Gangoueus
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