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Tribunal des cailloux - Johary Ravaloson (2024)

« Et les violeurs, alors ! Les pères violeurs ! Guérisseurs des âmes damnées, mon cul ! Amen ! Amen ! Quel délire ! » (p.74)

« Et les violeurs, alors ! Les pères violeurs ! Guérisseurs des âmes damnées, mon cul ! Amen ! Amen ! Quel délire ! » (p.74)

Tribunal des cailloux, Johary Ravaloson
Editions Dodo vole, première parution en 2024

 

Le roman de Johary Ravaloson Tribunal des cailloux se déroule au moment où le coronavirus bouleverse le monde. Il aborde le sujet de la pédophilie, celle exercée par un père sur sa fille. Ce sujet est si abominable que l’auteur commence par faire entendre sa propre voix, claire, sans équivoque à propos du père pédophile : « Père moi-même, je me demande ce qui se passe dans sa tête si tant est qu’il puisse penser ses désirs fady » L’auteur est malgache, son ancrage culturel nourrit son système de valeurs. En l’affichant dès ce prologue il conduit à se poser les insoutenables questions : comment un père peut-il faire subir une telle torture à sa fille ? et complète : comment le peut-il alors que la culture qui l’a toujours nourri impose un interdit formel à ces actes ? Johary Ravaloson prévient :

«  il n’existe rien qui peut justifier ses actes. » (p.8)

Au roman de tenter une réponse ?

Celui-ci va faire entendre plusieurs voix, les superposer, les croiser, les mêler : celles de la cellule familiale qui vit à Ikalariana, en ville. Celle de Lila, la victime, 16 ans, celle de son père, le violeur, Léon Ramora, celle de sa mère Irina, de sa petite sœur Rosa, de son petit frère Natan notamment. Celle de la cellule familiale plus élargie qui vit à Rochefer, à la campagne, Lys, l’oncle Bé, Ranour, la mère et la grand-mère Ravao. Les liens de la famille soudent la famille, doivent souder la famille, l’aider à surmonter les difficultés. Tous ces personnages appartiennent à une même famille. Est-ce à dire que ce qui est arrivé à Lila n’aurait pas pu se produire ?

Un système de voix plurielle se met en place dès la première page. Le roman commence par prendre en charge un point de vue omniscient : «  la force lui manquait pour reconstituer les phrases et dire ce que personne ne voulait entendre. » (p.13) Il s’agit sans doute du point de vue de Johary Ravaloson (ou de son double de papier…) depuis lequel il écrit. Surgit très vite le pronom personnel je : « C’est quoi ces cocons blancs ? qu’est-ce que je fais ici ? » (p.13) qui bascule la focale  vers Lila. Et puis, dans la suite immédiate, on lit : « Tu disais qu’il fallait l’enfermer ». À qui dit-elle tu ? Nous sommes au tout début du roman, les personnages ne sont pas encore en place, impossible de répondre. Les voix s’entrechoquent et l’on mesure très vite que cette modalité énonciative cherche à servir l’état d’esprit de la jeune fille, son désarroi, son incapacité à ordonner sa pensée. En elle, tout se bouscule. Tout se brouille.

L’enfant violée est dépossédée de son propre corps au point d’en devenir prisonnière, de ne même plus pouvoir l’écouter. Ce qu’elle nomme son moi est un moi étrange, dans un corps étranger :

« Sortir hors de moi. Je ne suis pas là. Ils peuvent faire ce qu’ils veulent. Il peut faire ce qu’il veut. Je serre les dents. Lila ? Lila ! » (p.59)

Tribunal des cailloux offre de nombreuses variantes de cette modalité énonciative parce que la confusion des émotions, des sensations concerne tous les personnages : le père, incapable de se sentir coupable, la mère, complice silencieuse de son mari criminel, toutes celles et ceux qui nient le statut de victime de Lila et la traite comme une déséquilibrée perverse. Lila n’occupe pas exactement la place centrale du roman, non pas que ce que lui fait subir son père pédophile pourrait faire d’elle un personnage secondaire, bien au contraire, mais parce que les nombreux adultes qui l’entourent, qu’ils soient urbains ou ruraux ne l’ont pas protégée. Ils sont donc tous les personnages majeurs d’un crime qu’ils n’ont pas regardé, ou pas vu, ou pas voulu voir.

Que Lila révèle les exactions de son père ébranle toute sa communauté. Ce qu’a vécu Lila pendant des années est effroyable : 

« Il faut que j’aille régler mes comptes. Je dois péter les burnes à mon salaud de père, lui casser les genoux afin qu’il ne puisse s’approcher de personne en loucedé, surtout pas de ma petite sœur Rose. » (p.76)

Pour survivre à un tel effroi, il y a Klem dont elle est tombée amoureuse. Mais Klem sera à son tour victime de la vindicte populaire parce qu’elle est femme et que l’homosexualité dérange aussi les « bien-pensants ». Les sociétés raffolent des boucs-émissaires. 

Comme à son habitude, Johary Ravaloson prend le temps d’installer ses personnages dans un paysage. Chaque déambulation, chaque pas, chaque regard posé habite l’environnement rural et urbain. Un territoire est vivant, il a un passé, il raconte une histoire. Il a un rôle à jouer dans la vie de celui ou celle qui le parcourt parce qu’il était là bien avant lui ou elle, qu’il a déjà partagé tant d’épisodes de la vie des humains qui les ont précédés. L’auteur distille avec bonheur ce qu’il veut partager de son île parce qu’il en connaît la richesse culturelle. On savoure les plats culinaires qu’il détaille avec délectation, on admire ces lambamena si élégants, véritable patrimoine (matrimoine ?) vestimentaire. À entendre la langue malagasy on mesure sa vitalité. Lorsque Lys explique comment elle obtient des fils d’or pour orner ses lambamena, qu’elle détaille de quelle façon elle les extrait de l’araignée, la balabé, la néphile dorée sans la blesser, on est ébahis ! (p.257) Comment l’industrie peut-elle prétendre comparer les écharpes qui sortent de ses usines à ces merveilles artisanales ? 

On dirait alors qu’il pourrait suffire d’écouter ce que le paysage révèle quand on lui prête attention pour se préserver des horreurs perpétrées par Léon Ramora et ceux qui lui ressemblent.

« Le soleil sortit au-dessus de la chaine de collines dénudées, sur les arbres rares, et jaunit les bas-fonds où le riz murissait. Quelques brumes s’élevaient en nuages. Sur la piste de terre rouge, déjà, Lila ralentissait. » (p.100)

On dirait que la culture malagasy devrait préserver ses habitants de l’ignominie. Lila dit pourtant en pensant aussi à Klem :

« Elles s’en iraient loin de cette société arriérée et pourrie, où les femmes servaient des hommes aux appétits d’ogres. » (p.102)

Léon Ramora a abusé plusieurs femmes de son entourage, y compris sa propre épouse. Rien ne semble l’arrêter. Lorsqu’il est contraint d’avouer ses crimes, son cynisme n’a pas de limites :il est abject.

« Je ne voulais pas engrosser Lila, ce n’était pas prévu, c’est un malheureux hasard ou c’est peut-être Dieu qui l’a voulu. La voluptueuse loi divine du foutre et de la vie. » (p. 243) 

Et encore, même page : «  Lila, je ne voulais que contribuer à ton bonheur. Je comptais sur toi pour me rendre, en plaisirs délicieux, le soin que j’ai pris de ton enfance. »

Il devra subir « un procès familial » (p.254) dont il sortira coupable. La prise de parole de Lila est salvatrice et sa cousine Lys l’a bien compris : elle a compris que Lila « vivait ses mots ». (p.77) Lys, de son côté, a l’habitude de jouer avec des cailloux à quoi elle attribue un nom, un rôle. Les jeux auxquels elle se prête lui permettent de se remettre les idées en place (p.40) sans doute parce qu’en se plaçant dans la même posture qu’un écrivain, qu’un dramaturge, elle fait vivre ses personnages pour mieux les observer et les comprendre. 

Le choix de Johary Ravaloson d’entrechoquer les voix des cailloux-personnages de son roman n’est pas un exercice facile : il a le mérite de faire émerger celles des victimes plutôt que celles de ces bourreaux pédophiles et prédateurs. Une voix se distingue à la fin du livre, celle des juges, inébranlable : « l’inceste est un crime et non une maladie à soigner » (p.266) La société civile finit par remplir son rôle. Il n’empêche que d’ici là, d’autres Lys, jeunes campagnardes et d’autres Lila jeunes urbaines, restent des proies faciles. Elles ne sont pas protégées. Les légendes racontent en effet que ce sont les filles et pas les fils qu’on abandonne sur la rive lorsque la crue de la rivière ne permet pas à un père de porter secours à ses deux enfants en même temps. Leur mère elle-même l’incite à le faire ! (p.71) 

Nous sommes en 2024 et les légendes peuvent se démentir. Klem et Lila s’aiment. Leur parole est précieuse, indispensable. Le choix de Johary Ravaloson d’aborder le sujet de l’inceste dans un roman est un choix très courageux. Il contribue à « déballer l’innommable qu’elle avait vécu. Se taire, c’est toujours mourir un peu. Elle verbalisait enfin ce qu’elle n’avait pu dire. Parler, c’est revenir à la vie ». (p.230)

Sonia Le Moigne-Euzenot

 

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